Florus de Lyon et les extra-terrestres

On ne peut pas dire que le Lyon carolingien bénéficie d’une large notoriété hors du petit monde des historiens. Mais il y a une exception notable, qui concerne le merveilleux pays de Magonie: il suffit de googler «Magonie» ou «Magonia» pour constater la popularité de la chose.

 

Magonia, ou la Magonie, est un pays non identifié d’où venaient des vaisseaux aériens, qui s’arrogeaient les récoltes de la région lyonnaise. L’évêque Agobard raconte qu’il a rencontré quatre personnages, qu’on disait descendus de ces aéronefs. On peut imaginer quel grain cette histoire a pu donner à moudre aux ufologues ! «Magonia» est ainsi le nom d’une revue britannique d’ufologie qui a déjà 45 ans et d’un livre célèbre dans le milieu, mais aussi de plusieurs blogs, d’un podcast et même d’un film néerlandais de 2001.

Selon les blogs, les détails de l’histoire varient pas mal: sur celui-ci, sans doute le plus fantaisiste, un OVNI s’est carrément posé sur la place du Change à Lyon, et les quatre personnages étaient des Lyonnais qui, enlevés par les aéronefs, avaient vu des merveilles; ou encore sur cette fresque récente du Lyonnais, Agobard accueille quatre envoyés de Magonie. En un mot, le fait semble considéré comme le plus ancien témoignage de visites d’OVNI dans l’Occident chrétien.

Titre et incipit du traité d’Agobard sur «La grêle et le tonnerre», dans l’unique manuscrit qui le transmet.

Tout cela s’appuie sur un texte d’Agobard, qui est le début de son traité

«Contre la sotte croyance populaire sur la grêle et le tonnerre» (Liber contra insulsam uulgi opinionem de grandine et tonitruis, généralement désigné seulement par les derniers mots). Le passage, dont les blogs ne citent en général que quelques phrases avec une traduction plus ou moins inventive, est nettement moins merveilleux que les histoires qu’on en tire. Je traduis ici sans l’abréger le texte établi par L. Van Acker[1] d’après le seul manuscrit conservé, désormais numérisé et visible en ligne: Paris, BNF, lat. 2853, f. 93r et suivants.

 

 

"Dans nos contrées presque tout le monde, nobles et roturiers, citadins et campagnards, vieux et jeunes, croient que la grêle et le tonnerre peuvent être causés à volonté par des humains. Ils disent en effet, dès qu’ils ont entendu le tonnerre et vu la foudre: «Voilà un vent levatice!»[2] Et quand on leur demande ce qu’est un «vent levatice», les uns avec timidité et travaillés par leur conscience, mais d’autres avec confiance, comme c’est l’habitude chez les ignorants, ils affirment qu’il a été «levé» par des incantations d’individus qu’ils nomment «tempestaires», et que pour cette raison il est appelé «vent levatice».[3]

 

Si cela est vrai, comme le croit le vulgaire, il est nécessaire de le prouver par l’autorité des divines Écritures. Mais si c’est faux, comme nous le croyons sans l’ombre d’un doute, il faut énergiquement souligner l’ampleur du mensonge dont se rend coupable celui qui attribue à un humain l’œuvre divine. Car il s’enferme par là dans deux mensonges immenses et mortifères, lorsqu’il affirme qu’un homme peut faire ce qui est au pouvoir de Dieu seul, et que ce n’est pas Dieu qui fait ce qu’il fait. Et s’il faut, dans des mensonges portant sur de petites choses, tenir pour vrai ce qui est écrit — «Une parole obscure ne se perd pas dans le vide, et la bouche qui ment tue l’âme»; et puis: «Tu perdras ceux qui disent des mensonges»; et: «Le faux témoin périra»; ou: «Le faux témoin ne restera pas impuni»; ou encore ce qu’on lit dans l’Apocalypse de l’apôtre Jean: «Bienheureux ceux qui lavent leurs vêtements [dans le sang de l’Agneau (NdT)], pour que leur puissance demeure dans le Bois de vie, et qu’ils entrent par les portes dans la cité; à la porte en revanche, les chiens, et les empoisonneurs, et les impudiques, et les assassins, et les idolâtres, et tout homme qui aime et pratique le mensonge» —, il le faut d’autant plus à l’égard d’un mensonge aussi grave qu’on va le montrer pour celui dont nous avons voulu parler ici, et qui n’est pas moindre que les mensonges d’autres hérétiques. Le bienheureux apôtre Paul dit: «Et nous nous trouvons aussi être de faux témoins de Dieu, parce que nous disons un témoignage contre Dieu, à savoir qu’il a ressuscité le Christ, qu’il n’a pas ressuscité, si les morts ne se relèvent pas. Car si les morts ne se relèvent pas, le Christ non plus ne s’est pas relevé.» Donc, de la même manière que tous ceux qui prêchent le Christ Seigneur ressuscité par le Père, seraient trouvés des faux témoins de Dieu si les morts ne se relevaient pas, de la même manière aussi celui qui retire à Dieu l’admirable et certes terrible œuvre de Dieu, pour l’attribuer à l’homme, est sans conteste un faux témoin de Dieu.[4]

 

Et nous en avons vu et entendu beaucoup, ensevelis dans une telle démence, aliénés dans une telle sottise, qu’ils disent et croient qu’il existe une contrée, qu’on appelle «Magonie» (Magonia); que des navires viennent de là sur les nuages; et que dans ces navires, les récoltes fauchées par la grêle et détruites par les tempêtes sont emportées dans cette contrée; que ces marins aériens eux-mêmes en versent le prix aux tempestaires, ainsi que ceux qui reçoivent les blés et autres récoltes. En outre, parmi ceux qui sont aveuglés d’une si profonde sottise qu’ils croient que cela se peut faire, nous en avons vu plusieurs exhiber dans une assemblée quatre personnes prisonnières, trois hommes et une femme, comme des personnes qui seraient tombées de ces navires mêmes. Après les avoir gardés dans les chaînes un certain nombre de jours, ils ont fini par les exhiber dans une assemblée, comme j’ai dit, en notre présence, dans l’intention de les lapider. Cependant comme la vérité triompha après de grands raisonnements, ceux-là mêmes qui les avaient exhibés furent, comme dit ce passage prophétique, «confondus comme un voleur est confondu quand il est attrapé.»[5]

 

Cependant comme cette contrevérité, qui possède si largement les esprits de presque tous dans cette contrée, doit être jugée à l’aune de tous les éléments fournis par la raison, nous apportons les témoignages des Écritures par lesquels on peut en juger. Ceux-ci examinés, ce n’est pas nous-mêmes, mais la vérité en personne qui battra cette très stupide contrevérité; et tous ceux qui sont d’accord avec la vérité, qu’ils éreintent les suppôts de contrevérité, en disant avec l’Apôtre: «Un mensonge quel qu’il soit ne ressortit pas de la vérité.»[6]"

 

 

Je m’arrête là parce qu’Agobard, s’il revient encore parfois sur les tempestaires, ne parle plus de Magonia ni des aéronefs. Quelques remarques rapides sur ce passage et la lecture qu’on doit ou peut en faire.

 

Agobard lui-même n’est pas tant fasciné de la teneur de cette histoire, que de l’emprise de la superstition sur les esprits. Il y a un enjeu proprement religieux — l’attribution à des hommes de ce qui n’appartient qu’à Dieu est une forme de profanation et de blasphème — mais c’est aussi, pour lui, une question d’éducation et de raison. Autant pour nous les deux aspects peuvent être distincts, autant pour un évêque et théologien carolingien, c’est tout un : il s’agit essentiellement de savoir la vérité sur cette affaire; or la vérité est à la fois connue par la raison et révélée par les Écritures, puisque le Christ est la vérité en personne. On le voit bien dans la citation de Paul qui intervient à la fin du passage: «Un mensonge quel qu’il soit ne ressortit pas de la vérité.» D’une part c’est une simple tautologie (si c’est faux, c’est pas vrai), mais d’autre part d’un point de vue théologique, puisque le Christ se confond littéralement avec la vérité, ne pas appartenir à la vérité c’est ne pas appartenir au Christ — et réciproquement.

 

En outre, le passage donne finalement très peu de chair à la légende des vaisseaux aériens. Résumons-nous: il y a des gens qui ont le pouvoir de susciter des intempéries (l’aura leuatitia) et que, pour cette raison, on appelle des «tempestaires» (tempestarii). En outre, il y a des navires aériens qui viennent de Magonie pour emporter les récoltes détruites par lesdites tempêtes, non sans en verser le prix aux tempestaires. Enfin, Agobard se trouvait dans une assemblée quand on y a amené quatre personnes qu’on disait être tombées des navires aériens et que pour cette raison on voulait lapider; mais on a fini par convaincre la foule que l’accusation n’était pas fondée. Je ne veux pas raisonner sur cette histoire, mais voici en tout cas ce qu’on lit sur certains blogs et que le texte ne dit absolument pas.

 

D’abord, les quatre prisonniers : Agobard ne les présente pas comme d’authentiques marins de Magonie, et on n’assiste certainement pas à une rencontre avec des envoyés de Magonie. Ils ne sont pas non plus présentés comme des Lyonnais enlevés par les aéronefs de Magonie, témoins de merveilles, puis libérés (ce qui ressemble un peu trop aux schémas narratifs des abductions de l’ufologie contemporaine, et en tout cas, je le répète, n’est pas dans le texte). Tout ce qu’on sait sur ces quatre personnages, c’est qu’on les avait faits prisonniers et qu’on voulait les lyncher; mais que finalement la foule a été ramenée à la raison: rien de plus.

 

Ensuite, le rôle des tempestaires, constamment sous-estimé voire complètement négligé sur les blogs que j’ai lus, alors qu’il est l’élément le plus important chez Agobard. Autant l’histoire des navires volants lui paraît fantasmagorique et stupide, autant l’histoire des tempestaires lui paraît grave et sérieuse : c’est cette question-là qui lui fait prendre la plume. C’est la croyance aux tempestaires qui constitue le blasphème attaqué par Agobard. C’est sur les tempestaires qu’il revient encore à deux ou trois reprises dans son traité, alors que Magonia et les aéronefs ne reparaissent plus. Mais pour la foule elle-même, ce sont les tempestaires qui provoquent les tempêtes, et qui ruinent ainsi les récoltes — ce qui est certainement le problème le plus important pour le Lyonnais du début du neuvième siècle. Si l’on devait faire le parallèle avec d’autres fantasmes contemporains, les tempestaires apparaîtraient un peu comme des «agents de l’étranger»: personnages non identifiés, diffus dans la population, payés par les marins aériens de Magonie, ils ont le pouvoir de susciter des calamités qui, simultanément, ruinent les locaux, bénéficient à l’étranger, et font leur propre fortune.

 

Enfin, si les habitants de la mystérieuse Magonie viennent bien sur les nuages, c’est la seule chose qui les distingue des locaux: ce sont des gens qui ont des navires et des marins, qui trouvent un intérêt aux produits agricoles, qui font des raids pour s’en procurer, et qui récompensent les traîtres qui les aident dans leur entreprise. Rien non plus, dans le texte, ne dit que les navires ni les prisonniers, supposés originaires de Magonie, étaient extraordinaires de quelque façon que ce soit. Autrement dit, les visiteurs aériens viennent d’une terre étrangère certes, mais pas d’une Terre étrangère — ce sont des humains qui viennent d’un autre point de la planète, mais pas d’une autre planète; ils viennent dans des navires, pas dans des navettes spatiales.

 

Cette image, dont j’ignore la source, n’est donc pas très éloignée du récit original :

Agobard prêchant sur les tempestaires et les aéronefs de Magonie. Source inconnue.

Mais bref, je ne vais pas me lancer dans une discussion à bâtons rompus avec les ufologues: ils ont leur domaine d’études, et j’ai le mien. J’en reste donc à ce qui m’intéresse: la bibliothèque de la cathédrale de Lyon à la période carolingienne, et ce que Florus y a fait.

 

Deux mots donc sur le manuscrit des œuvres d’Agobard, Paris BNF lat. 2853 (téléchargeable sur Gallica), et sur le traité en question[7]. Le traité De grandine et tonitruis est daté avec vraisemblance des années 815-817, car il fait allusion à des événements de 812 en disant qu’ils ont eu lieu «il y a peu d’années»[8]. Quant au manuscrit, il paraît très lyonnais, mais la littérature hésite sur sa datation: tout entier du 9e, tout entier du 10e, ou bien en partie du 9e (f.1-212) et en partie du 10e (f.213-230). À mon sens il n’y a pas de grande distance chronologique entre les deux parties; à la rigueur, j’aurais plutôt tendance à penser que la seconde partie est antérieure à la première; mais même en ce cas, ce ne serait pas de beaucoup. En tout cas, du haut de mon petit peu de spécialité, je suis certain que les notes marginales du manuscrit ne sont absolument pas de Florus, et que le manuscrit est entièrement postérieur à Florus. Pour moi, les deux parties doivent être datées de la fin 9e-début 10e siècle. Ce n’est pas un «manuscrit personnel» de Florus; en revanche, c’est assez probablement une copie directe du manuscrit original (archétype et/ou manuscrit d’auteur) des œuvres d’Agobard, telles qu’elles étaient restées dans la bibliothèque de la cathédrale de Lyon à sa mort en 840.

 

Mais si je suis revenu sur cette histoire, ce n’est pas seulement parce qu’elle est originale par sa portée dans la culture contemporaine (rien de moins): c’est aussi pour apporter un nouveau petit document à ce dossier.

La cathédrale de Lyon avait dans sa bibliothèque un exemplaire du traité de saint Augustin Contra Faustum, l’actuel manuscrit Lyon, B.M., 610, que Florus a abondamment exploité et annoté. C’est une de ces notes qui se rattache directement aux aéronefs de la Magonie. Mais donnons d’abord un minimum de contexte.

 

Avant d’en venir au christianisme, saint Augustin (354-430) a suivi un long chemin philosophique et spirituel, dont la dernière étape fut le manichéisme. La doctrine fondée par le persan Mani (Manes en latin), qui fait du monde le théâtre d’une lutte éternelle entre un Principe du Bien et un Principe du Mal, avait gagné des adeptes dans l’Empire Romain. À partir de 373, c’est auprès d’eux qu’Augustin a cherché les réponses à ses questions existentielles. Cependant, après dix années passées dans leur fréquentation assidue, non sans interrogations par-devers lui, Augustin est déçu par les réponses de Fauste de Milève, dans lequel tous les manichéens s’accordaient à reconnaître le meilleur d’entre eux. C’est alors, en 383, qu’il se rend à Milan: il y fait la connaissance de l’évêque, Ambroise, et devient, enfin, chrétien. Dès lors, il se retourne contre le manichéisme, dont il dénonce les dangers anthropologiques et montre l’incompatibilité avec le christianisme et la Bible. Cette lutte contre les manichéens l’occupe jusqu’au début des années 400, soit pendant une petite vingtaine d’années: précisément les années pendant lesquelles il fait lui-même son ascension dans l’Église, puisque de baptisé laïc il devient prêtre, et enfin évêque d’Hippone en 395. Le traité par lequel il répond nommément à Fauste de Milève, le Contra Faustum, est l’un des derniers coups décisifs qu’il a portés, dans cette lutte qui mit un véritable coup d’arrêt à l’expansion du manichéisme dans l’Occident latin. C’est un livre volumineux dans lequel Augustin s’attache à détruire point par point la lecture que Fauste faisait de la Bible, et qui amenait le maître manichéen à rejeter en bloc la quasi totalité des Écritures — autrement dit, Augustin s’attache à reconstituer une lecture cohérente de la Bible dans son intégralité. Outre sa portée immédiatement polémique contre Fauste, le traité représentait donc une véritable mine pour l’interprétation de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ce qui explique l’intérêt qu’a pu lui porter un Florus, à Lyon, quelque cinq cent cinquante ans plus tard.

 

Au livre 6, chapitre 8, Augustin explique l’origine de la chair selon les manichéens, afin de dénoncer les incohérences de leur raisonnement. Je traduis ici le texte tel que le donne le manuscrit que lisait Florus:

 

 

"Car ils disent, ces baratineurs et suborneurs de l’esprit, que dans le combat où leur Premier Homme a entravé la race des ténèbres grâce à des éléments fallacieux, des princes des deux sexes ayant été faits prisonniers au même endroit, comme le monde était construit à partir d’eux, nombre d’entre eux furent liés dans les ateliers célestes, et que parmi eux se trouvaient aussi quelques femmes enceintes. Et que celles-ci, comme le ciel commençait à tourner, ne pouvant supporter ce vertige, ont expulsé dans un avortement ce qu’elles avaient conçu. Et que ces foetus avortés, et des masculins et des féminins, sont tombés du ciel sur la terre, y ont vécu, grandi, couché ensemble, et engendré. Ce serait-là, à ce qu’ils disent, l’origine de tous les <êtres de> chair qui se meuvent sur la terre, dans l’eau et dans l’air.[9]"

 

Comme chacun peut le constater grâce aux magnifiques numérisations mises en ligne par la bibliothèque municipale de Lyon, ce passage (qui se trouve dans le manuscrit Lyon, B.M., 610, au f. 12v) a suscité un grand intérêt de la part de Florus. Il a mis un petit crochet en forme de Γ (ce qu’on appelle une paragraphus) au début du passage, pour bien marquer l’endroit dont il voulait parler:

Crochet ajouté par Florus au niveau de «Dicunt enim isti uaniloqui…», c’est-à-dire au début du passage d’Augustin cité ci-dessus.

Puis il a rédigé une longue note en commençant à la même hauteur, dans la marge extérieure, et en finissant dans la marge de pied:

La note de Florus telle qu’elle se présente aujourd’hui, dans son grand cartouche ondulé caractéristique.

Malheureusement, les marges ont été un peu tranchées par le ciseau d’un relieur, et nous avons perdu en particulier les tout derniers mots; mais enfin, il en reste largement assez pour bien suivre l’idée de Florus:

 

"<…>AB(…) MAN(ICHAEORUM). <Nota> quam insanam <f>abulam, insa<n>issimus heresi<a>rches Manés <con>finxerit. Ex qua: stultissima uulgi opinio sumpta uidetur. Putantium terram quandam Maoniam, et ex ea Maones in caeli nauibus uenientes, et saepe inde ruentes, in grandine uel nebula fruges hominum auferre. Unde et quosdam quos tempestarios uocant occidere soliti sunt, eosque ex ipso Mané Maones, et eorum terram Maoniam nuncupare uidentur. Nam et naues quasdam caelestes, et nauigantes in eis tenebrarum principes, <…>."

 

Je traduis comme suit, non sans déplorer la perte du premier mot et des trois ou quatre derniers:

 

"<…> DES MANICHÉENS. Vois quelle fable insensée le très insensé hérésiarque Manès a forgée de toutes pièces. C’est d’elle que semble prise la très stupide croyance populaire, de ceux qui croient qu’une certaine terre nommée Maonie (Maonia), et des Maones qui viennent de là dans des navires du ciel et qui souvent en débarquent, emportent dans la grêle ou le brouillard les récoltes des hommes. Il s’ensuit qu’ils ont coutume de tuer certaines gens qu’ils appellent tempestaires, et ils semblent bien avoir nommé à partir de Manès lui-même ces Maones et leur terre de Maonie. Et en effet des navires célestes, et des princes de ténèbres qui y naviguent, <…>."

Le style du passage n’est franchement pas des meilleurs, et on ne peut pas vraiment parler d’un raisonnement bien ordonné: on sent l’improvisation d’un homme qui écrit au fil de son idée, sans travailler à une mise en forme rhétorique. Plusieurs points cependant sont intéressants.

 

D’abord, on retrouve tous les thèmes du récit d’Agobard: une condamnable croyance populaire, une terre étrangère d’où viennent des aéronefs, des marins qui en descendent, des razzia sur les récoltes à la faveur des intempéries, des tempestaires, et des lynchages. On peut aussi relever la parenté des mots stultissima uulgi opinio, «très stupide croyance populaire», avec le titre complet de l’ouvrage d’Agobard qui parle d’insulsa uulgi opinio, «sotte croyance populaire». Cependant le «g» de Magonia a mystérieusement disparu; en revanche, on voit apparaître un gentilé, Maones, qui était absent d’Agobard (et que j’ai choisi de rendre par «Maone», subst. masc., en supposant un latin Maonis, is). Enfin, l’accent est clairement mis ici sur les aéronefs, et les tempestaires sont un détail de second plan, ce qui inverse la perspective du texte d’Agobard.

 

Cette inversion de perspective est due au contexte différent de part et d’autres. Agobard s’attaque aux problèmes soulevés par la croyance aux tempestaires: les aéronefs de Magonie, qui font couler tant d’encre numérique, sont chez lui un détail lié à une anecdote précise, le lynchage évité de peu des quatre personnes traduites devant Agobard lui-même. À cet égard, les textes de Florus et d’Agobard offrent une intéressante divergence: Agobard parle d’un lynchage unique, et motivé par l’idée que les quatre personnes incriminées seraient des marins de Magonie tombés de leur navire aérien (lequel, soit dit en passant, ne devait donc pas voler bien haut); tandis que chez Florus, ce sont les tempestaires qui sont lynchés, et ce de façon récurrente[10]. Dans la note de Florus cependant, les tempestaires ne paraissent mentionnés que par acquit de conscience. Mais si les aéronefs de Maonie occupent ici le devant de la scène, c’est parce qu’ils lui ont été évoqués par la vision manichéenne, évoquée par Augustin, des avortons tombés du ciel sur la terre, et par la proximité phonétique du nom des Maones avec le nom de Manes.

 

Sur ce point, la note de Florus exprime très clairement son idée: il avance l’hypothèse que la croyance populaire en des Maones venus du ciel serait un écho des idées de Manès sur les êtres de chair tombés du ciel. Pour un historien des idées moderne, l’hypothèse est assez absurde: il n’y a rien de commun entre une histoire de pillards contemporains équipés de bateaux volants, et une cosmogonie recourant à des avortons tombés du ciel; la ressemblance entre le nom de Manès et celui des Maones n’est qu’une pure coïncidence. Mais ce à quoi l’on assiste dans cette note, de la part de Florus, c’est tout de même une hypothèse d’«histoire des idées». Comme d’habitude chez les Anciens, l’étymologie y joue un rôle crucial: elle est censée dire quelque chose de vrai sur l’objet que le mot désigne; les relations que ce mot entretient avec d’autres mots sont censées attester de relations entre les choses que ces mots désignent. Par la suite, il s’agit de montrer les points de jonction entre une idée ancienne et une idée récente, afin de montrer la filiation de l’une à l’autre. On reconnaît enfin et surtout le réflexe du théologien médiéval, qui cherche à assimiler les hérésies nouvelles aux anciennes, de manière que les Pères de l’Église aient déjà fourni, autrefois, le moyen de répondre aujourd’hui aux nouveaux hérétiques.

 

À l’heure actuelle, je ne suis pas en mesure d’avancer une datation précise pour cette note de Florus. Le manuscrit Lyon, BM, 610 a été légué à la cathédrale par l’évêque Leidrat, mort en 816; mais par la suite, un voleur avait emporté le livre et tâché de supprimer ses marques de propriété en érasant l’ex-dono de Leidrat: un bibliothécaire du 9e siècle, à en juger par sa main, mais qui n’est pas Florus, a raconté le fait dans une note par laquelle il a remplacé ledit ex-dono, au f. 1r:1

 

Mention de bibliothécaire: «L’évêque Leidrade a porté ce livre à l’autel de Saint-Étienne. Soustrait à lui par un voleur et retrouvé, il a reçu d’une autre main un nouveau titre. Parce que le premier, comme on peut le reconnaître à l’évidence, avait été abrasé par l’auteur du vol.»

À une période indéterminée du 9e siècle donc, le manuscrit a été absent de la cathédrale de Lyon; mais on ne peut savoir si c’est avant ou après que Florus ait travaillé dessus. Il faudrait plus d’études sur la chronologie relative des lectures et des travaux de Florus, pour tenter de s’en faire une idée. À ce stade, on peut tout de même conjecturer que notre note ne date pas de la jeunesse de Florus, mais plus vraisemblablement de sa maturité, soit des années 840-860: l’homme qui a porté ces lignes vigoureuses dans un manuscrit du chapitre de la cathédrale, ainsi que toutes les autres notes de sa main qui le constellent, devait non seulement posséder une science certaine, mais aussi se voir reconnaître une certaine autorité dans les affaires de la bibliothèque.

 

Quelques décennies plus tôt, Florus a-t-il pu assister personnellement à l’affaire qui a poussé Agobard à rédiger son traité? En supposant que cette affaire et la rédaction sont intervenues dans les années 815-817, Florus pouvait alors avoir de cinq à douze ans, si l’on admet les hypothèses les plus récentes sur sa date de naissance, qu’on situe entre 805 et 810. Ce n’est donc pas tout-à-fait invraisemblable; mais enfin l’hypothèse est hasardeuse. En tout cas cette note n’est pas suffisante pour l’affirmer, puisque ce qui est sûr en revanche, c’est que Florus a pu lire le traité d’Agobard à la bibliothèque de la cathédrale, et peut donc se remémorer l’ouvrage d’Agobard et non ses propres souvenirs. À partir de sa note néanmoins, on peut estimer que l’histoire était encore dans les esprits et pouvait venir parfois sur les lèvres: cela expliquerait la petite différence de phonétique entre Agobard et Florus dans le nom de Ma(g)onia, et l’apparition du gentilé. Les enfants élevés à l’ombre de la cathédrale Saint-Étienne de Lyon, comme Florus lui-même, peuvent bien avoir fait leur miel d’une histoire de vaisseaux volants.


Notes. —

L. Van Acker (éd.), Agobardi Lugdunensis Opera Omnia, Turnhout: Brepols, 1981 (Corpus Christianorum Series Mediaeualis 52), p. 3,1,1-4,3,7. [↩]

En latin «aura leuatitia»; mais l’adjectif «leuatitia» ne se trouve nulle part ailleurs. J’emprunte l’idée du mot «levatice», qui décalque le latin, à Antoine Péricaud, dont la traduction du traité a paru en 1841. [↩]

In his regionibus paene omnes homines, nobiles et ignobiles, urbani et rustici, senes et iuuenes, putant grandines et tonitrua hominum libitu posse fieri. Dicunt enim, mox ut audierint tonitrua et uiderint fulgura: «Aura leuatitia est!» Interrogati uero, quid sit aura leuatitia, alii cum uerecundia, parum remordente conscientia, alii autem confidenter, ut imperitorum moris esse solet, confirmant, incantationibus hominum, qui dicuntur «tempestarii», esse leuatam, et ideo dici «leuatitiam auram». [↩]

Quod utrum uerum sit, ut uulgo creditur, ex auctoritate diuinarum Scripturarum probetur necesse est. Sin autem falsum est, ut absque ambiguo credimus, summopere exaggerandum est, quanti mendacii reus sit, qui opus diuinum homini tribuit. Nam per hoc inter duo mortifera maximaque mendacia constringitur, dum testificatur hominem facere posse, quod solius Dei est posse, et Deum non facere quae facit. Si uero in mendaciis minorum rerum ueraciter est tenendum quod scriptum est: Sermo obscurus in uacuum non ibi; os autem quod mentitur, occidit animam; et iterum: Perdes omnes, qui locuntur mendacium; et: Testis mendax peribit; uel: Testis falsus non erit impunitus; uel etiam illud, quod in Apocalypsi Iohannis apostoli legitur: Beati qui lauant stolas suas, ut sit potestas eorum in ligno uitae, et portis intrent in ciuitatem. Foris autem canes, et uenefici, et impudici, et homicidae, et idolis seruientes, et omnis qui amat et facit mendacium; quanto magis in tam graui mendacio, ut istud ostendi potest, de quo nunc loquendum suscepimus, quod non minus aliquorum hereticorum mendaciis inuenitur. Beatus Paulus apostolus dicit: Inuenimur autem et falsi testes Dei, quoniam testimonium diximus aduersus Deum, quod suscitauerit Christum, quem non suscitauit, si mortui non resurgunt. Nam si mortui non resurgunt, neque Christus resurrexit. Sicut ergo omnes, qui Christum Dominum resuscitatum a Patre praedicant, falsi testes Dei inuenirentur, si mortui non resurgerent, sic etiam iste, qui admirabile et ualde terribile opus Dei Deo aufert, ut homini tribuat, falsus est sine dubio testis Dei. [↩]

Plerosque autem uidimus et audiuimus tanta dementia obrutos, tanta stultitia alienatos, ut credant et dicant quandam esse regionem, quae dicatur «Magonia», ex qua naues ueniant in nubibus, in quibus fruges, quae grandinibus decidunt et tempestatibus pereunt, uehantur in eandem regionem, ipsis uidelicet nautis aereis dantibus pretia tempestariis, et accipientibus frumenta uel ceteras fruges. Ex his item tam profunda stultitia excaecatis, ut haec posse fieri credant, uidimus plures in quodam conuentu hominum exhibere uinctos quattuor homines, tres uiros et unam feminam, quasi qui de ipsis nauibus ceciderint. Quos scilicet per aliquot dies in uinculis detentos, tandem collecto conuentu hominum exhibuerunt, ut dixi, in nostra praesentia, tamquam lapidandos. Sed tamen uincente ueritate, post multam ratiocinationem ipsi, qui eos exhibuerant, secundum propheticum illud confusi sunt, sicut confunditur fur, quando deprehenditur. [↩]

Verum quia hic error, qui tam generaliter in hac regione pene omnium mentes possidet, ab omnibus ratione praeditis diiudicandus est, proferamus testimonia Scripturarum, per quae diiudicari possit. Quibus inspectis, non nos ipsi, sed ipsa ueritas expugnet stultissimum errorem, et omnes qui cum ueritate sentiunt, arguant uasa erroris, dicentes cum apostolo: Omne mendacium ex ueritate non est. [↩]

Je repars de l’introduction de L. Van Acker, CCCM 52 (op. cit.), p. LI-LII et p. XXXVIII-XXXIX. [↩]

«ante hos paucos annos», CCCM 52 (op. cit.), p. 14,16,1. [↩]

Dicunt enim isti vaniloqui et mentis seductores, in illa pugna, quando primus homo eorum tenebrarum gentem elementis fallacibus inritivit, utriusque sexus principibus indidem captis, cum ex eis mundus construeretur, plerosque eorum in caelestibus fabricis conligatos, in quibus erant etiam feminae aliquae praegnantes: quae cum caelum rotari coepisset, eandem vertiginem ferre non valentes, conceptus suos abortu excussisse. Eosdemque abortivos fetus et masculos et feminas de caelo in terram caecidisse, vixisse, crevisse, concubuisse, genuisse. Hinc esse dicunt originem carnium omnium, quae moventur in terra, in aqua, in aere. [↩]

Ces lynchages épisodiques de tempestaires me paraissent plus cohérent à la fois avec l’ensemble du dossier, et avec le peu que je sais des mouvements populaires de panique paranoïaque et superstitieuse. L’intervention des navires aériens en revanche semble un détail tout-à-fait exogène. [↩]

Source : Pierre Chambert-Protat - Philologue. Assistant au département des manuscrits de la Bibliothèque Apostolique Vaticane.

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